Dans les coulisses de Chanel
À l’occasion de la collection Croisière 2021, « Le Point » a suivi la préparation et le tournage du film du défilé avec les équipes de Chanel.

Le 18 mai 1972, Elizabeth II se réveilla de fort bonne humeur. Elle ouvrit – elle-même – la fenêtre de la chambre 7 de l’Oustau de Baumanière et tomba sous le charme des pierres et de la lumière provençale baignant cet élégant mas des Alpilles de douceur. Une jolie journée en perspective. Une journée volée à son emploi du temps de visites officielles. Presque un demi-siècle plus tard, c’est la maison Chanel qui a pris possession des lieux pour y préparer le défilé de la collection dite « Croisière » – elle arrive en effet en boutique en novembre, époque où, dans un lointain temps d’avant, les riches clientes partaient justement en croisière…
Mais si Virginie Viard, directrice artistique de Chanel, a choisi les Baux-de-Provence et l’Oustau pour en faire « son camp de base », ce n’est pas pour cette référence royale – la souveraine ne s’est d’ailleurs jamais habillée rue Cambon, nationalisme textile oblige, ce que l’on peut d’ailleurs regretter.
L’accessoirisation, clé de « l’allure Chanel »

Non, le choix des Baux est dû à ses fameuses carrières, dont Cocteau fit le décor de son Testament d’Orphée. Cocteau, poète et cinéaste, et surtout fidèle de Coco Chanel des années 1920 à son propre décès. Une question de filiation spirituelle. Et un film onirique – on sait Virginie Viard cinéphile avertie. C’est donc à l’Oustau que, la veille du tournage du défilé – diffusé le 4 mai sur les plateformes digitales de la maison –, on retrouve la créatrice. Le 1er mai en l’occurrence n’est pas chômé : autour d’elle, un essaim de modèles et de collaborateurs : vingt-quatre heures avant le « show » – et peu importe finalement son format –, c’est le moment sacré chez Chanel de « l’accessoirisation », néologisme de la « métalangue » de la rue Cambon désignant la mise au point finale des looks.

Sur de longues tables, les sacs, les broches, les boucles d’oreilles, sur des cintres, les longs sautoirs qui vont venir compléter l’allure – cette fameuse « allure Chanel » dont parlait déjà Paul Morand. Pas de nostalgie pourtant dans celle que construit Virginie Viard. Calme, concentrée, le sourire pointant sous le masque, la créatrice aime ce moment de stylisme. Elle passe d’un portant à l’autre, d’un mannequin à l’autre. Les vêtements sont prêts ; les filles sont là ; le travail débute dans une atmosphère détendue étant donné les enjeux de ce type de collection – elle est celle qui a la plus grande longévité en boutique et donc mécaniquement le plus d’impact sur la construction du chiffre d’affaires. Ce n’est pas le souci du moment. Virginie Viard espère simplement « que cela sera réussi ». Cette femme pudique et de peu de mots a pourtant toujours le dernier quand il s’agit de trouver le bon sac, le bon bijou, le bon accessoire de tête pour la bonne tenue sur le bon modèle.
Nouveau porté

Bruno Pavlovsky, PDG de Chanel SAS, présent comme toujours lors de ce moment magique, observe – sans intervenir. Logique, la démarche créative de Virginie Viard est consacrée par « des résultats exceptionnels sur le prêt-à-porter comme sur les accessoires et des croissances à deux chiffres. Partout, les marchés nationaux ont porté la croissance ». Et Bruno Pavlovsky de commenter : « Virginie a su inventer une silhouette et imaginer de nouveaux portés pour les accessoires, qui participent de la manière dont la maison séduit autant ses clientes habituelles que les nouvelles générations. » Ici, un sac bijou, là, un modèle en suède beige – une association terriblement Chanel –, là encore, un modèle de minaudière-jarretière pour reine des podiums, quand sautoirs et gourmettes sortent le grand jeu.

Les mannequins passent, sous l’œil du couple de photographes stars Inez & Vinoodh. Ils ont photographié en avant-première quelques pièces de la collection dans l’appartement de Mademoiselle, au 31, rue Cambon. Au lendemain du défilé, ils shooteront la campagne de publicité. « Une temporalité nouvelle », indique encore Bruno Pavlovsky. « La crise sanitaire nous a permis de rationaliser le temps autour du défilé. Auparavant, la campagne était photographiée quelques mois plus tard. » Désormais, dans le même temps, on photographie aussi les éléments nécessaires à la mise en scène digitale de la collection – au fur et à mesure de la validation des « looks » par Virginie Viard, ceux-ci sont photographiés dans un studio installé à côté.
Un nouveau tweed dans l’air du temps
« Nous n’allons pas nous lancer dans le e-commerce », confirme Bruno Pavlovsky, apôtre de l’exclusivité. « Mais la crise nous a conduits à développer de nouveaux outils et un véritable “e-service”. Même en période de fermeture des boutiques, nos vendeuses maintiennent ainsi un lien avec nos clientes. » Aux plus fidèles est aussi envoyé le nouvel objet de collection de l’ère sanitaire : des « box » présentant les notes d’intention de la collection – ici un livret mêlant références à Cocteau et à Coco et un poster d’Inez & Vinoodh.

Soudain, un modèle de tweed de soie. Un miracle textile qui s’inscrit dans une nouvelle recherche de durabilité de la maison. « Nous avons déjà développé avec nos fournisseurs des matières répondant aux normes de traçabilité, de durabilité et de recyclage. Pour cette collection, où plusieurs looks sont construits avec vingt-huit de ces nouveaux textiles, nous avons en particulier travaillé sur des tweeds écoresponsables. » Une matière emblématique de la maison, donc, qui ouvre la voie de ce chapitre. « L’idée est d’accompagner nos fournisseurs et toute la filière. C’est un engagement fort qui s’inscrit dans la durée, pas un effet de mode. »

La mode, elle, se retrouve dans la narration de Virginie Viard. Plus de soixante passages : de femmes libres comme Coco Chanel – ici une longue robe de coton à l’allure d’une chemise d’homme XXL, clin d’œil aux emprunts faits depuis toujours ici au vestiaire masculin ; de femmes décidées dans leurs bottines blanches, jouant de l’hypertextualité des Roaring Twenties – « il y a quelques franges », concédait en souriant Virginie Viard sans pour autant céder au tropisme du littéral –, mais aussi d’herbiers imaginaires quand fleurs des champs et lavande brodée ornent les tailles très hautes des pantalons ; de femmes portées par leur histoire mais de leur temps – à l’instar du petit tailleur Chanel porté avec crânerie sur tee-shirt de rock star.
Une superproduction

Une collection filmée donc le lendemain, 2 mai 2021, dans les carrières des Baux. Un film aux allures de superproduction hollywoodienne entre décors de pierres reconstruits, bande son imaginée par Michel Gaubert, caméras sur rails, drones, équipes de montage et de postproduction. « Ce sont de nouvelles compétences pour de nouveaux formats. Nous continuerons sans doute à travailler ainsi de nouvelles narrations. Sans renoncer pour autant au défilé », indique encore Bruno Pavlovsky. Prochain rendez-vous ? La Couture, dévoilée début juillet au palais Galliera à Paris, ce musée de la mode rouvrant ses portes avec l’exposition consacrée à… Chanel. Une manière très rue Cambon, finalement, de créer un continuum malgré les vicissitudes. On n’est pas une maison plus que centenaire – le n° 5 fut créé en 1921 – pour rien. « Il faut que tout change pour que rien ne change » – le motto des Lampedusa n’a jamais été autant celui de Chanel.
Source: Le Point